Printemps électoral au Koweït

Kuwaït city

Suite de la dissolution du parlement, le professeur de sciences politiques à l’Université du Koweït Shafeeq Ghabra revient sur les perspectives en matière de démocratie et de développement qui se présentent avec les élections prochaines dans le pays, ainsi que sur les problèmes auxquels est confronté le gouvernement du Koweït…

La démission récente du gouvernement koweitien, ainsi la dissolution du parlement qui s’en est suivie, est le résultat de graves déséquilibres structuraux et d’un conflit en cours entre un gouvernement faible en stratégie et un parlement dépourvu de vision.

Le problème qui se pose au Koweït aujourd’hui est de tirer parti des élections de mai 2008 pour changer de stratégie et se préparer pour une privatisation, un gouvernement allégé, une bonne gouvernance et une économie diversifiée et moderne. Pour y réussir, le gouvernement doit trouver un moyen de promouvoir une méritocratie, d’ouvrir la voie aux investissements internationaux et régionaux, et de desserrer les contraintes culturelles qui pèsent sur l’enseignement mixte, le tourisme, les droits de la femme dans les sphères sociale et personnelle, les loisirs et la censure.

Depuis la hausse brutale des prix du pétrole en 2003, les membres du parlement koweitien ont passé leur temps à dépenser ces revenus supplémentaires non dans le développement, mais pour favoriser les salariés du secteur public — lequel comprend quelque 90 % de la population du pays. En vain les parlementaires ont tenté de faire annuler tous les prêts consentis par l’Etat à des particuliers; en revanche, ils ont réussi dans leur effort pour subventionner plus généreusement les étudiants des universités publiques et gratuites. Ces propositions ont été considérées comme essentielles pour d’assurer leur réélection.

Ces parlementaires se sont de plus en plus apparentés à des syndicalistes, faisant pression sur le gouvernement pour obtenir davantage de concessions pour les salariés. Le fait est que le 21 mars dernier, la veille du vote d’une loi proposant la seconde augmentation de salaire dans le mois pour les salariés de l’Etat, l’émir a dissous le parlement.

Les membres du parlement s’étaient aussi montrés particulièrement attentifs à séduire les Koweitiens d’origine bédouine – la nouvelle majorité du pays – qui s’estiment eux-mêmes défavorisés par rapport à l’élite commerciale urbaine.

De plus, la majorité des membres du parlement avaient aussi adopté une attitude plus ou moins populiste, en prônant, contre les milieux d’affaires, davantage de restrictions et de règlements sur le secteur commercial. Ces combats successifs ont fini par épuiser le gouvernement. De grandes sociétés, parmi lesquelles Zain, leader des télécommunications, ont commencé à déménager leurs bureaux à Bahreïn, aux Emirats Arabes Unis et autres pays voisins. Rien de tout cela ne convenait à un gouvernement qui avait exprimé son intention de faire du pays un centre financier et commercial.

Mais le gouvernement avait aussi d’autres soucis. En février, la tension est montée entre la communauté chiite, qui comprend environ 30% de la population, et la majorité sunnite, lorsque deux parlementaires chiites ont participé à un rassemblement en l’honneur d’Imad Mughniyah, un des chefs du Hezbollah, assassiné à Damas ce mois-là dans un attentat orchestré, selon ses partisans, par Israël.

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Or ce même Mughniyah, pensait-on, était impliqué dans le détournement de deux appareils de Koweïti Airlines et dans l’organisation d’une série d’attentats à la bombe au Koweït. Le gouvernement a mal géré la réaction de l’opinion publique, ce qui a suscité des agressions verbales contre les deux parlementaires chiites, certains de leurs collègues au parlement les ayant même menacé de les priver de leur nationalité.

En outre, on a vu s’affirmer au parlement un programme social conservateur. Le bloc islamiste a essayé de faire passer une loi sur la ségrégation des sexes qui a rencontré l’opposition de nombreuses universités et des libéraux du parlement. Ils voulaient aussi imposer cette loi aux lycées britanniques et américains mixtes. Les élèves et les organisations communautaires se sont rassemblés contre cette mesure.

Pis encore, à l’automne 2007 le parlement a adopté une loi interdisant aux femmes de travailler dans certains secteurs considérés comme “difficiles” pour leur sexe (industrie, postes exigeant le maniement d’équipements lourds, construction) et leur interdisant de travailler, dans un grand nombre d’emplois, au-delà de 20 heures. Ces lois avaient privé le gouvernement du soutien des secteurs progressistes de la société et des milieux des affaires.

Les Koweitiens n’en persistent pas moins à exercer leur droit de dire le fond de leur pensée. En 2007, par exemple, le gouvernement avait interdit les talk shows à la télévision publique, dont l’émission hebdomadaire de l’auteur de ces lignes, mais des émissions analogues et des débats animés continuent d’être diffusés sur les chaînes privées et satellitaires de la région. Il y a dans le pays 12 quotidiens, et les blogueurs koweitiens écrivent à qui mieux mieux ; un contrôle total de l’expression publique est devenu pour l’Etat une tâche impossible.

Les élections parlementaires fixées au mois de mai 2008 permettront aux Koweitiens d’élire leurs représentants dans cinq grandes circonscriptions, au lieu des 25 existantes. Beaucoup de parlementaires avaient été élus d’avance grâce à des voix achetées, ce qui sera beaucoup plus difficile à faire avec environ 70.000 électeurs par district. Lors des élections, davantage de candidatures individuelles figureront sur les listes islamiques, libérales, chiites, nationalistes, tribales et autres. Le scrutin à venir n’accordera qu’un rôle réduit aux candidats indépendants.

Pendant ces deux dernières années, le Koweït a connu une division intérieure. D’un côté, les gens soutenaient les parlementaires capables d’apporter de la transparence au gouvernement tout en étant utiles à leurs circonscriptions ; en même temps, on voulait un gouvernement capable de prendre des mesures décisives dans le domaine du développement, de l’autorité de la loi, de l’enseignement et de la privatisation.

La plupart des Koweitiens voient leur pays isolé, à la traîne des nations voisines en matière de développement, d’administration, d’enseignement et de services, mais en tête de la course pour les libertés démocratiques, la transparence et les droits. Au bout du compte, le Koweït doit créer un modèle de société et de gouvernement capable de marier avec succès démocratie et développement, en faisant avancer simultanément chacune de ces deux priorités.

* Shafeeq Ghabra est professeur de sciences politiques à l’Université du Koweït et PDG de la Jusoor Arabiya Leadership & Consultancy Company, qui s’est donné pour mission de relever les défis du développement et de la réforme future dans le monde arabe. CGN.