Près d’un demi-siècle après la visite d’Anouar el-Sadate à Jérusalem, son geste continue de diviser. Pour certains, il a incarné le courage visionnaire d’un leader en avance sur son temps ; pour d’autres, il reste le symbole d’une trahison impardonnable. De l’Égypte au Maghreb, du Levant à la péninsule Arabique, la paix avec Israël a longtemps été perçue comme un acte contre-nature. Mais c’est peut-être cette fracture morale qui explique, encore aujourd’hui, les blocages du monde arabe face à la normalisation.
1977 : le choc d’un voyage et d’un discours
Le 19 novembre 1977, Anouar el-Sadate foule le sol de Jérusalem.
Face à la Knesset, il prononce un discours historique :
« Je suis venu à vous pour que nous posions ensemble la pierre angulaire d’une paix durable. »
Cette image — un dirigeant arabe parlant au Parlement israélien — sidère le monde. Mais dans la rue arabe, elle provoque l’inverse : un mélange d’incrédulité, de colère et de désarroi. Le dirigeant égyptien est immédiatement qualifié de « traître à la cause arabe ». Les médias de Damas, Bagdad et Tripoli dénoncent une « capitulation morale ». Même l’OLP, affaiblie après la guerre du Liban de 1976, voit dans cette ouverture une menace existentielle.
De Camp David à l’isolement
Les Accords de Camp David (1978), parrainés par Jimmy Carter, marquent une rupture stratégique :
- L’Égypte récupère le Sinaï ;
- Israël obtient la reconnaissance d’un État arabe majeur ;
- Et le monde arabe, lui, perd son ciment idéologique : la « cause palestinienne » comme justification permanente.
Sadate paye cher cette audace. Le Caire est suspendu de la Ligue arabe. Son ambassade à Damas est incendiée. En 1981, il est assassiné lors d’un défilé militaire par des membres du Jihad islamique égyptien. Pour eux, il avait « vendu Jérusalem » et « souillé l’islam » — preuve que la paix, dans l’imaginaire arabe, était encore perçue comme une profanation.
Une fracture morale durable
Le mot « paix » (salam) a toujours eu en arabe un double sens : spirituel et politique. Mais dans les années 1980, il se charge d’une connotation de faiblesse, voire d’apostasie. L’ombre de Sadate pèse encore sur les dirigeants arabes. Hosni Moubarak maintiendra la paix avec Israël sans jamais la « normaliser » dans les esprits. Les Syriens érigeront la « résistance » en religion d’État. Les Palestiniens eux-mêmes verront dans toute reconnaissance mutuelle un « Oslo moralement suspect ». La société arabe, façonnée par des décennies de discours panarabes et religieux, n’était pas prête à accepter qu’un ennemi puisse devenir un partenaire.
L’héritage refoulé
Aujourd’hui encore, Sadate est rarement célébré dans le monde arabe — sauf à huis clos. Son nom évoque moins la paix que la rupture : celle entre la rhétorique et la réalité. Les Accords d’Abraham (2020) ont, d’une certaine manière, réhabilité son audace : les Émirats, Bahreïn ou le Maroc reprennent son pari — celui d’une normalisation pragmatique. Mais la différence est de taille : Sadate parlait au nom d’une idéologie arabe qu’il voulait transformer ; les dirigeants actuels agissent au nom d’intérêts nationaux qu’ils veulent préserver.Leur courage est calculé, là où le sien fut sacrificiel. En 2025, avec les tensions persistantes à Gaza et les normalisations fragiles (Soudan, et potentiellement l’Arabie saoudite), l’ombre de Sadate plane plus que jamais.
Sadate, prophète solitaire
Dans une région où le héros est souvent celui qui meurt en combattant, Sadate fut le héros qui voulut vivre en faisant la paix. Son geste n’a pas été compris parce qu’il renversait l’ordre symbolique : il plaçait la dignité dans la réconciliation, non dans la vengeance. C’est cette inversion morale qui, plus que son traité, a marqué le point de non-retour.
L’histoire finira peut-être par lui donner raison. Car si la haine a nourri les décennies qui ont suivi, c’est encore sa voix — celle du courage d’aller vers l’ennemi — que l’on entend résonner derrière les nouvelles tentatives de paix régionales.
« Sadate a brisé le tabou, mais il a aussi brisé l’unité arabe. »
— Mohammed Hassanein Heikal, journaliste égyptien et confident de Nasser, 1981
« Il a osé dire que la paix était possible, là où d’autres n’osaient même pas la penser. »
— Tahar Ben Jelloun, écrivain marocain, 2011
L’héritage de Sadate n’est pas seulement diplomatique : il est moral.
Il rappelle que la paix exige non seulement des négociations, mais une rupture intérieure avec la culture de la haine. Ce que le monde arabe a vu comme une trahison était peut-être, en réalité, un réveil. La paix arabe sera-t-elle un jour sadatienne ?
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