Les Frères musulmans, l’arme douce du Qatar et de la Turquie

Les Frères musulmans, l’arme douce du Qatar et de la Turquie

Sous couvert d’action humanitaire et éducative, la confrérie des Frères musulmans reste un levier majeur d’influence pour le Qatar et la Turquie. Une stratégie idéologique à long terme, plus politique que religieuse.

Un réseau ancien, une stratégie renouvelée

Longtemps marginalisée après les printemps arabes, la confrérie des Frères musulmans s’impose à nouveau comme un acteur d’influence central au Moyen-Orient. Mais son pouvoir ne repose plus sur les urnes ni sur la violence : il repose sur l’influence sociale et idéologique.

Selon un récent rapport du Foundation for Defense of Democracies (FDD) (Patient Extremism: The Many Faces of the Muslim Brotherhood, octobre 2025), le mouvement a développé une stratégie d’« extrémisme patient » : une méthode de transformation lente des sociétés par l’éducation, la culture et les institutions, plutôt que par l’affrontement. Cette approche, adoptée par le Qatar et la Turquie, vise à remodeler le monde arabo-musulman selon une vision politique de l’islam, tout en entretenant une image de modération face à l’Occident.

Doha, centre nerveux de l’influence frériste

Le Qatar demeure le principal bailleur et promoteur de cette idéologie. Sous l’égide de la famille Al-Thani, il a transformé les symboles du soft power islamiste — chaînes satellitaires, ONG, universités religieuses — en instruments d’influence régionale. La chaîne Al Jazeera, notamment, a servi de plateforme médiatique à de nombreux prédicateurs liés aux Frères musulmans, dont Yusuf al-Qaradawi, figure tutélaire du mouvement jusqu’à sa mort. Le Qatar Charity finance, sous couvert d’humanitaire, des réseaux associatifs liés à la mouvance frériste en Afrique, en Europe et en Asie du Sud.

À travers ce réseau, Doha entretient un double discours : partenaire de Washington et des Accords d’Abraham sur le plan diplomatique, mais mécène idéologique de l’islam politique au niveau social et culturel. Cette ambivalence — que Donald Trump qualifiait déjà de “jeu à deux visages” — reste au cœur de la stratégie qatarie : influencer sans apparaître.

Ankara, relais politique et militaire

La Turquie d’Erdogan agit comme le prolongement institutionnel de ce dispositif. Depuis la chute de Mohamed Morsi en Égypte (2013), Ankara s’est présentée comme le refuge politique de la confrérie, accueillant ses cadres, médias et organisations. Les chaînes satellitaires égyptiennes pro-Frères ont trouvé asile à Istanbul, d’où elles continuent de diffuser vers le monde arabe.

Sur le plan diplomatique, la Turquie a cherché à légitimer ce réseau comme vecteur de stabilité régionale — une alternative aux régimes militaires arabes. Cette doctrine de « soft power islamo-nationaliste » permet à Ankara d’exercer une influence culturelle et religieuse dans les Balkans, en Afrique et jusqu’au Golfe, tout en maintenant une rivalité feutrée avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.

Les adversaires : Riyad, Abou Dhabi et Le Caire

Face à cette expansion idéologique, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte ont constitué un contre-bloc. Depuis 2017, ces États ont inscrit les Frères musulmans sur leurs listes d’organisations terroristes, accusant le mouvement d’infiltration politique et de subversion sociale. Les Émirats, en particulier, opposent au modèle frériste une vision post-islamiste et pragmatique : modernisation, tolérance religieuse, diplomatie économique. L’Arabie saoudite, plus prudente mais désormais réformiste sous l’impulsion de Vision 2030, combat l’influence idéologique qataro-turque tout en cherchant un équilibre stratégique avec Israël et les États-Unis. Cette rivalité entre islam politique et modernisation séculière structure désormais la nouvelle géographie du Moyen-Orient.

Une bataille d’influence mondiale

Au-delà du monde arabe, la confrérie conserve des relais puissants dans les diasporas musulmanes d’Europe. Ses réseaux associatifs, souvent financés par le Qatar, se présentent comme des défenseurs du dialogue interculturel, tout en diffusant un discours de séparation identitaire. C’est une diplomatie d’influence qui s’exerce dans les mosquées, les universités et les ONG, avec pour objectif de normaliser la pensée islamiste dans l’espace public. Le FDD souligne que cette stratégie s’inscrit dans un temps long, fondé sur la patience et la légitimation institutionnelle — un extrémisme « respectable » dont la dangerosité réside précisément dans la durée.

Conclusion : un affrontement d’idéologies plus que de territoires

Le Moyen-Orient ne se divise plus entre blocs militaires, mais entre visions du monde. D’un côté, le Qatar et la Turquie investissent dans la continuité du projet frériste, combinant religion, médias et influence sociale. De l’autre, les monarchies du Golfe réformistes cherchent à bâtir un ordre régional dépolitisé, fondé sur la stabilité et le développement. Dans cette confrontation, les Frères musulmans ne sont plus une force révolutionnaire : ils sont devenus une matrice idéologique exportable, au service d’ambitions géopolitiques. Et c’est cette invisibilité — cet extrémisme patient — qui en fait aujourd’hui la forme la plus sophistiquée de l’islamisme politique.

A propos Faraj Alexandre Rifai 381 Articles
Faraj Alexandre Rifai est un auteur et essayiste franco-syrien, auteur de "Un Syrien en Israël" fondateur de Moyen-Orient.fr et de l’initiative Ashteret.