Tourisme. Israël. Pourquoi les Israéliens changent leurs destinations touristiques et ce que cela révèle des fractures du Moyen-Orient. Depuis le 7 octobre 2023, un phénomène discret mais massif redessine les habitudes de millions d’Israéliens : leur carte du monde touristique a basculé. Les destinations historiques — proches, familières, presque naturelles — se vident. D’autres, plus lointaines ou inattendues, deviennent les nouveaux refuges. Ce déplacement n’est pas seulement économique ou psychologique : il est géopolitique. Car voyager est souvent le premier indicateur de confiance entre sociétés, bien avant les accords diplomatiques.
Un exode touristique inédit : l’Europe recule, l’Asie progresse
Les données agrégées des agences israéliennes sont sans ambiguïté : avant la guerre, le Royaume-Uni était la troisième destination la plus prisée ; la France, la quatrième. En 2025–2026, le Royaume-Uni disparaît entièrement du top 10, la France chute à la 8ᵉ place, tandis que Thaïlande, États-Unis, Hongrie et Tchéquie montent en flèche.
Pourquoi ce renversement ? Parce qu’une partie des Israéliens ne se sent plus en sécurité dans certaines capitales européennes. Les manifestations anti-israéliennes, plus violentes ou plus massives qu’avant, ont laissé l’impression d’un continent où l’hostilité verbale est devenue banale. Cette perception — plus que la réalité statistique — est devenue déterminante. Des incidents rapportés, comme des agressions verbales ou des boycotts culturels, ont amplifié ce sentiment, poussant les voyageurs à éviter des villes comme Londres ou Paris.
Mais c’est au Moyen-Orient que le séisme est le plus profond
Au cœur de cette reconfiguration, le Moyen-Orient paie le prix fort d’une hostilité sociétale qui dépasse les discours officiels. Le tourisme, jadis vecteur de proximité, s’effrite sous le poids des fractures géopolitiques.
Turquie : rupture consommée
Pendant plus de quinze ans, la Turquie fut la destination favorite des Israéliens : Istanbul le week-end, Antalya l’été, Cappadoce pour les fêtes religieuses. Tout cela s’est effondré.
La raison n’est pas économique mais politique : les déclarations répétées d’Erdogan contre Israël, la rhétorique anti-juive de certains médias, et des incidents visant des voyageurs identifiés comme Israéliens ont produit un sentiment d’hostilité durable. En 2025, pour la première fois, il n’y a pratiquement plus de vols charter israéliens vers la Turquie. Le tourisme n’a pas décliné : il s’est évaporé, avec une chute drastique des voyages dès fin 2023, aggravée par les sanctions turques et les avertissements du gouvernement israélien.
Égypte : le Sinaï n’est plus un refuge
Le Sinaï était depuis vingt ans une échappatoire pour des centaines de milliers d’Israéliens : des hôtels bon marché, des plages calmes, une proximité rassurante. Depuis la guerre, la région est perçue comme instable :
- Opérations militaires égyptiennes dans le nord du Sinaï,
- Attaques ponctuelles de groupes armés,
- Montée d’un discours anti-israélien dans la société,
- Ambiance de plus en plus hostile autour de certains points de passage.
Résultat : les flux ont chuté à un niveau historiquement bas, privant la région d’une source majeure de revenus. Post-7 octobre, les voyages ont plongé de manière précipitée, transformant les resorts en zones fantômes dès mi-2024, malgré une légère reprise en 2025 liée à des tensions internes en Israël.
Jordanie : paix froide, rue brûlante
La Jordanie est le partenaire stratégique le plus stable d’Israël. Pourtant, la société jordanienne demeure fortement opposée à toute normalisation tangible. Depuis 2023, les manifestations anti-israéliennes ont atteint une intensité inédite, et les voyageurs israéliens l’ont ressenti immédiatement.
Même si les relations diplomatiques restent intactes, le tourisme est devenu le symptôme d’une paix fragilisée : plus de Petra, plus de Wadi Rum, presque plus de circuits culturels. Le secteur a connu un effondrement de 70 % des visiteurs, avec une fermeture de 32 hôtels et 700 emplois perdus, directement imputable à la guerre de Gaza et aux protestations massives. Les sites emblématiques comme Petra, qui attiraient des foules avant 2023, sont désormais désertés, illustrant comment la « rue arabe » érode les liens officiels.
Le paradoxe : l’Asie du Sud-Est et l’Europe centrale deviennent les nouveaux “havres de paix”
Thaïlande, États-Unis, Grèce, Chypre, Hongrie, Tchéquie… Les Israéliens s’y sentent accueillis, respectés, parfois même protégés. Leurs ambassades et leurs consulats y rapportent moins d’incidents, et les voyageurs y retrouvent une forme de neutralité politique qui a disparu ailleurs.
En 2025, la Thaïlande a accueilli 254 212 touristes israéliens, un bond de 59 % par rapport à l’année précédente, la propulsant en tête des destinations préférées. Les projections tablent sur 350 000 visiteurs d’ici fin d’année. La Hongrie enregistre une croissance record, devenant un pilier grâce à son soutien affiché à Israël et un environnement perçu comme sécurisant. Les États-Unis et la Tchéquie suivent, attirant par leur distance géographique et leur absence de tensions locales.
Ce choix n’est pas idéologique. Il répond à une logique simple : « Où puis-je me sentir normal ? »
Un indicateur géopolitique à ne pas sous-estimer
Ce glissement touristique dit plusieurs choses extrêmement importantes :
- Le Moyen-Orient perd une occasion unique de normalisation par le bas. Le tourisme, plus que les sommets diplomatiques, crée des ponts émotionnels. Aujourd’hui, ces ponts se cassent, avec des pertes économiques massives pour la Turquie, l’Égypte et la Jordanie.
- L’Europe donne le sentiment de s’aligner sur un discours hostile, même si ce n’est pas uniforme. Perception ou réalité, peu importe : les voyageurs réagissent à ce qu’ils ressentent, fuyant les manifestations quotidiennes qui marquent le continent.
- L’Asie du Sud-Est devient un refuge géopolitique inattendu, loin du bruit politique occidental, avec une hausse de 27 % des voyages sortants israéliens en 2025.
- La Turquie, l’Égypte et la Jordanie paient le prix d’une opinion publique trop inflammable. La diplomatie ne suffit plus à compenser la « rue arabe ».
Focus Moyen-Orient.fr
Le tourisme israélien est devenu un indicateur très fiable de l’état réel des relations régionales. Lorsqu’un pays chute dans les classements, c’est rarement pour des raisons strictement touristiques : c’est parce que les Israéliens y sentent une hostilité sociale, une insécurité potentielle ou un rejet politique.
À l’inverse, lorsque d’autres pays deviennent attractifs, c’est qu’ils offrent, volontairement ou non, un espace de neutralité, de bienveillance ou de simple normalité.
Dans un Moyen-Orient fracturé, c’est peut-être là le vrai marqueur des années à venir : la géopolitique des émotions, celle qui s’exprime dans le choix d’un billet d’avion.
Sources :
- Passport News et Eketter Research (évolution des destinations israéliennes 2025)
- The Jerusalem Post et Kasikorn Research Center (boom touristique en Thaïlande)
- Bank of Israel Annual Report 2024 (rupture avec la Turquie)
- The Times of Israel (désertion du Sinaï)
- Reuters et Al Arabiya (crise touristique en Jordanie liée à la guerre de Gaza)
- Ynet News et YeahThatsKosher (perception d’insécurité en Europe occidentale)