Analyse. La guerre syrienne n’est pas terminée : elle a simplement changé de forme. Depuis la chute d’Assad et l’arrivée au pouvoir d’Ahmed al-Sharaa, la bataille ne se mène plus seulement avec des armes — comme les violences contre les Alaouites et les Druzes — mais avec des contrats. Derrière la façade d’une reconstruction ambitieuse, se joue une compétition acharnée entre puissances régionales — Turquie, Qatar, Arabie saoudite, Émirats — et acteurs occidentaux, chacun cherchant à transformer ses investissements en influence politique.
Par Faraj Alexandre Rifai.
Le projet al-Sharaa : entre rupture et continuité
Depuis son arrivée au pouvoir, la reconstruction de la Syrie est devenue le mantra d’Ahmed al-Sharaa. Présenté comme un dirigeant moderne et pragmatique, il se donne l’image d’un chef d’État réformateur. Son discours à l’ONU, salué comme un tournant diplomatique, a marqué le retour « officiel » de la Syrie sur la scène internationale. Il promet une « nouvelle ère » : ouverture économique, lutte contre la corruption, réconciliation nationale.
Mais sur le terrain, le régime reste centralisé et garde un parfum autoritaire. Les élections organisées dans un cadre semi-contrôlé ont exclu les provinces kurdes et druzes. Les comités de « justice transitionnelle » servent davantage à rassurer les bailleurs étrangers qu’à répondre aux crimes du passé. Pendant ce temps, les minorités de l’intérieur demeurent menacées.
Sous un vernis technocratique, al-Sharaa construit un État d’ordre et de puissance : religieux dans son langage, pragmatique dans ses alliances, autoritaire dans sa structure.
La reconstruction, nouveau champ de bataille géoéconomique
Avec des coûts estimés à près de 500 milliards de dollars, la reconstruction syrienne est devenue la principale monnaie d’influence régionale.
Chaque puissance cherche à acheter sa part du futur syrien :
- La Turquie s’impose comme l’acteur dominant, avec des projets dans l’énergie, les transports et la défense. Elle contrôle une grande partie des circuits économiques du nord du pays, transformant la proximité géographique en levier stratégique.
- Le Qatar, fidèle à son rôle d’intermédiaire idéologique et financier, multiplie les annonces d’aide et de financement. Ses entreprises s’impliquent dans les réseaux gaziers, les infrastructures et la communication, tout en diffusant un modèle islamo-médiatique calibré pour séduire les nouvelles élites sunnites.
- L’Arabie saoudite avance avec prudence mais constance, cherchant à bloquer le retour de Téhéran et à contenir l’influence turque. Elle cible les secteurs du BTP, de l’énergie et de la sécurité frontalière, dans une logique d’équilibre régional.
- Les Émirats arabes unis, enfin, misent sur la stabilité économique plutôt que sur l’idéologie. Ils investissent dans les infrastructures portuaires et logistiques (notamment à Tartous via DP World), soutiennent des projets immobiliers et énergétiques, et cherchent à positionner Abu Dhabi comme le garant arabe d’une reconstruction ordonnée. Leur approche est claire : neutraliser les excès de l’islam politique par le pragmatisme économique.
Dans ce jeu d’influence, l’argent est devenu la principale arme de domination. Investir, c’est désormais régner — non par conquête, mais par dépendance.
L’Iran et la Russie, les perdants du nouvel ordre syrien
Les deux parrains du régime Assad ont perdu la partie.
L’Iran, qui avait fait de la Syrie un maillon essentiel de son corridor vers la Méditerranée, a vu s’effondrer tout un réseau d’alliances et de bases logistiques. Sa perte est autant géopolitique qu’économique.
La Russie, affaiblie par son isolement international, se replie sur la défense de ses bases militaires à Tartous et Hmeimim. Elle conserve une présence symbolique mais voit ses contrats économiques remplacés par des entreprises turques et du Golfe.
Le centre de gravité syrien a basculé : du croissant chiite vers un croissant sunnite, dominé par Ankara et Doha, où l’islam politique sert de ciment identitaire à la reconstruction.
Le retour de l’Occident : prudence et calcul
Les puissances occidentales observent cette recomposition avec des approches contrastées : les États-Unis font preuve de réalisme, tandis que la France et l’Europe se distinguent par leur précipitation.
Washington a partiellement levé les sanctions pour permettre un accès limité aux entreprises américaines et européennes, tout en exigeant un dialogue avec Israël et un engagement contre Daech.
Bruxelles et Paris, en revanche, ont très rapidement débloqué plusieurs milliards au profit du régime, quelques semaines à peine après sa mise en place — sans condition ni pression politique.
Malgré les massacres perpétrés contre les Alaouites, le président Macron a tenu à être le premier à recevoir al-Sharaa, sans la moindre réserve, mais avec les sourires et les accolades.
Leur logique, purement stratégique, semble se résumer ainsi : mieux vaut s’impliquer à la marge que laisser le terrain aux puissances concurrentes.
Une paix économique, pas politique
La « nouvelle Syrie » se présente comme un pays stable et réconcilié. En réalité, c’est un système verrouillé où les fractures anciennes se déplacent plutôt qu’elles ne disparaissent.
Les minorités sont marginalisées, la société reste sous contrôle, et la religion redevient un instrument d’État.
Dans les écoles de Damas, l’islam politique s’enseigne comme une doctrine nationale ; dans les provinces, les milices intégrées à l’armée sont les véritables protectrices du pouvoir.
Sous la rhétorique du renouveau, la Syrie affiche les apparences d’un État moderne sur un fond d’autoritarisme religieux contrôlé.
Le dilemme israélien : stabilité ou illusion ?
Pour Israël, cette recomposition soulève un dilemme inédit.
La disparition de l’influence iranienne constitue un soulagement stratégique, mais l’ascension d’un bloc sunnite soutenu par la Turquie et le Qatar n’est pas moins inquiétante.
Un régime islamiste « modéré » et centralisé à Damas pourrait, à moyen terme, devenir une source d’instabilité sur le front nord, en légitimant idéologiquement la confrontation avec Israël au nom d’une nouvelle solidarité régionale.
La frontière nord d’Israël risque ainsi de passer d’un front chiite à un front sunnite — différent dans la forme, mais pas nécessairement plus rassurant.
Si Al-Sharaa voulait vraiment reconstruire la Syrie …
S’il voulait véritablement faire de la Syrie un État stable et souverain, Ahmed al-Sharaa devrait transformer la reconstruction en levier de réconciliation, et non en instrument de domination. Cela suppose d’abord de rompre avec la logique des cercles fermés et des alliances confessionnelles, pour bâtir un cadre inclusif où Druzes, Alaouites, Kurdes et sunnites participent à la gouvernance du pays. Il devrait faire ce qu’il avait été envisagé depuis le début : une véritable conférence nationale où tous les Syriens sont représentés. Or, la première chose que le régime actuel a fait c’est de toucher à la constitution sans avoir la moindre légitimité démocratique pour le faire.
Sur le plan économique, la transparence dans la gestion du Fonds syrien de développement et la supervision indépendante des grands contrats seraient essentielles pour restaurer la confiance intérieure et attirer des investissements durables. Il faudra s’éloigner de la logique tribale dans la gestion de la vie économique du pays.
Enfin, un geste symbolique mais décisif consisterait à engager un dialogue réel avec Israël sur les frontières et la sécurité régionale, afin de replacer la Syrie dans une dynamique de paix plutôt que dans la perpétuation des antagonismes. Mais pour cela, Al Sharaa devrait s’affranchir de sa base la plus radicalisée.
La question est de savoir si al-Sharaa veut reconstruire un pays… ou simplement un pouvoir. Et avec Qui ?
Conclusion : la reconstruction comme pouvoir d’État
La Syrie d’al-Sharaa se reconstruit sur un paradoxe : elle promet le développement économique et, dans une certaine mesure, la paix, mais cultive la domination et la division confessionnelle, et donc le rejet des minorités.
Chaque puissance étrangère y voit un miroir de ses propres ambitions, et chaque dollar investi renforce un régime qui a compris la règle du nouveau jeu régional : celui qui finance commande, celui qui reconstruit gouverne.
Sous l’apparence d’une renaissance nationale, la Syrie devient un laboratoire des puissances extérieure : un pays pacifié en surface, fracturé en profondeur, et disputé par tous ceux qui prétendent le sauver.
Lire aussi : Les Émirats et la Turquie : la rivalité devenue partenariat