Après une décennie de tensions et de rivalités régionales, les Émirats arabes unis et la Turquie ont engagé un rapprochement aussi stratégique qu’inattendu. Motivées par des intérêts économiques et sécuritaires communs – énergie, IA, logistique –, Abu Dhabi et Ankara redéfinissent leurs priorités dans un Moyen-Orient marqué par les recompositions post-guerres arabes, le retrait américain et les chocs énergétiques mondiaux. La fin des blocs idéologiques ? Une réalité pragmatique.
De la confrontation idéologique à la réconciliation pragmatique
Les années 2010 : une méfiance viscérale
Les années 2010 ont été marquées par une profonde méfiance entre Ankara et Abu Dhabi. Les Émirats voyaient dans la politique étrangère turque – notamment son soutien aux Frères musulmans après les printemps arabes – une menace directe à la stabilité régionale. La rivalité s’est intensifiée avec les crises en Égypte (2013), en Libye (2019-2020) et au Qatar (2017), où la Turquie s’est posée en protectrice du camp islamiste, tandis qu’Abu Dhabi soutenait les généraux anti-islamistes.
Le pivot de 2021 : Biden, inflation et post-pandémie
Mais dès 2021, un tournant s’est opéré. L’arrivée de Joe Biden, le retrait américain progressif de la région et les priorités économiques post-pandémie ont poussé les deux puissances à revoir leur approche. Recep Tayyip Erdoğan, confronté à une inflation galopante (85 % en 2022) et à un isolement diplomatique croissant, a vu dans le rapprochement avec Abu Dhabi une bouée de sauvetage pour relancer les flux d’investissements. Les Émirats, de leur côté, ont privilégié la stabilité économique à la confrontation idéologique, optant pour une diplomatie de désescalade. En 2025, des frictions persistent en Libye (soutiens émiratis discrets à Haftar) et en Méditerranée orientale, mais elles sont désormais encadrées par un dialogue régulier.
Le retour du commerce et des investissements croisés
Des accords phares pour 40 milliards d’ici 2030
Ce rapprochement s’est rapidement matérialisé par des accords économiques de grande ampleur. En 2022, les deux pays ont signé des contrats d’une valeur de plus de 10 milliards de dollars couvrant l’énergie, la logistique, les technologies et la finance. L’Accord de partenariat économique global (CEPA), conclu en mars 2023, vise à faire passer le volume des échanges bilatéraux de 5,7 milliards (2021) à 40 milliards de dollars d’ici 2030.
L’offensive émiratie : énergie verte et IA
L’Abu Dhabi Investment Authority (ADIA) et d’autres fonds souverains émiratis ont annoncé plusieurs projets en Turquie, notamment :
- Énergies renouvelables : 2 milliards $ dans des parcs solaires anatoliens (Vision 2030).
- Infrastructures : Modernisation du port d’Izmir pour en faire un hub gazier post-Ukraine.
- Startups et IA : 1,5 milliard $ dans des fintechs turques, positionnant Ankara comme « low-cost Dubaï » pour l’intelligence artificielle.
Cette offensive s’inscrit dans la logique émiratie de diversification stratégique, transformant la rivalité passée en levier de coopération. En 2025, les échanges ont déjà bondi à plus de 15 milliards $.
Une coordination prudente sur les dossiers régionaux
Dialogue malgré les divergences
Sur le plan régional, la méfiance demeure, mais elle est désormais encadrée par un dialogue régulier. Les divergences sur la Libye (Turquie pro-GNA, Émirats pro-Haftar), la Syrie (opérations turques vs. neutralité émiratie) ou la Méditerranée orientale (gaz) persistent, mais les deux capitales privilégient la concertation à la confrontation.
Visites symboliques et nouveaux équilibres
La visite du président Erdoğan à Abu Dhabi en novembre 2023, suivie de celle de Mohammed ben Zayed à Ankara en mai 2024, a symbolisé cette volonté de tourner la page. En 2025, une coordination anti-iranienne émerge en Syrie, tandis que la Turquie modère le Qatar pour Abu Dhabi.
Les Émirats voient dans la Turquie un partenaire capable de contrebalancer l’influence iranienne (Syrie, Yémen) et de jouer un rôle modérateur vis-à-vis du Qatar. De son côté, Ankara cherche à sécuriser ses relations avec les États du Golfe pour renforcer son poids économique et diplomatique dans un contexte international incertain (élections US 2024, guerre Ukraine).
Risque de rechute ? Fragile face aux chocs : 20 % de probabilité si crise qatarie ou victoire pro-Iran à Washington.
Un rapprochement sous le signe du pragmatisme
Ce rapprochement n’efface pas les divergences profondes entre les deux puissances, mais il illustre une tendance lourde au Moyen-Orient : la fin des blocs idéologiques et la montée des alliances pragmatiques. Les Émirats et la Turquie, autrefois symboles de deux visions opposées du monde arabe, se retrouvent aujourd’hui liés par la nécessité de coopérer.
Évolution des rôles
- Émirats : d’un activisme idéologique à une diplomatie de consolidation, se posant en arbitre du Golfe (Vision 2030).
- Turquie : respiration stratégique dans un environnement hostile, avec Ankara comme hub eurasiatique.
L’économie, la sécurité énergétique et la stabilité régionale sont devenues des priorités communes, au-delà des clivages politiques et religieux. Impact bonus : renforce l’axe UE-Sahel via des projets communs en Afrique.
De la méfiance à la convergence d’intérêts – Vers 2026 ?
En se rapprochant d’Ankara, Abu Dhabi confirme sa capacité à s’adapter à un paysage géopolitique mouvant. L’alliance turco-émiratie demeure fragile mais symbolique d’un Moyen-Orient post-idéologique, où les rivalités cèdent progressivement la place aux calculs économiques et stratégiques.
Perspectives 2026
Objectif 40 Md$ atteint dès 2027, coordination anti-Iran renforcée, et 50 000 emplois tech créés.
Mais si Erdoğan perd en 2028 ? Le tandem survivra via les fonds souverains.
Ce nouvel axe, fondé sur le pragmatisme, reflète une réalité : dans un monde en recomposition, la stabilité vaut désormais plus que l’idéologie.
La fin des rivalités arabes ? L’histoire le dira.