Comment l’IA sauve les manuscrits au Moyen-Orient

Comment l’IA sauve les manuscrits au Moyen-Orient

Dans un Moyen-Orient où l’on détruit plus vite qu’on ne conserve, l’intelligence artificielle est devenue l’ultime planche de salut pour des dizaines de milliers de manuscrits arabes, hébreux, syriaques ou judéo-arabes condamnés à disparaître. Ce n’est pas une opération de communication : c’est une course contre l’effacement. Et elle pose, en creux, une question brutale : qui contrôlera demain la mémoire de la région ?

Le constat : un patrimoine en voie d’extinction accélérée

La région a perdu, en trente ans, davantage de manuscrits que durant plusieurs siècles.

À Mossoul, entre 2014 et 2017, l’État islamique a brûlé ou vendu plus de 12 000 manuscrits et ouvrages anciens, issus de la bibliothèque centrale et de monastères syriaques millénaires.

En Syrie, près de 60 % des fonds ottomans et ayyoubides de la bibliothèque al-Zahiriyya de Damas ont été endommagés ou perdus pendant la guerre civile.

À Beyrouth, l’explosion du 4 août 2020 a frappé les archives de l’Université Saint-Joseph : 3 500 manuscrits touchés, certains réduits en cendres.

À Jérusalem-Est, l’humidité, l’absence de climatisation et les restrictions d’accès abîment chaque année des centaines de pages de waqfiyyas et de registres ottomans.

Face à cet effondrement silencieux, ni les États, ni les universités, ni même l’UNESCO n’ont disposé des moyens — ni parfois de la volonté politique — pour intervenir à la hauteur du désastre.

L’IA entre en scène : pas un miracle, mais un outil de survie

La technologie réalise aujourd’hui ce que les budgets et la diplomatie n’ont jamais réussi à accomplir : sauver le sauvé possible.

Jérusalem-Ouest : l’avant-poste technologique

La Bibliothèque Nationale d’Israël, avec le programme « Ktiv », a numérisé plus de 35 000 manuscrits et fragments depuis 2021.

L’IA développée avec l’Université de Haïfa reconstitue des encres disparues, identifie les écritures rachi, yéménites ou judéo-marocaines, et redonne vie à des correspondances privées du XIᵉ au XIXᵉ siècle.

Jérusalem-Est : sauver malgré tout

La Khalidi Library et d’autres centres travaillent avec l’École Biblique et l’Université de Leipzig pour restaurer 1 200 manuscrits ottomans et 4 500 archives familiales. Les algorithmes comblent les lacunes causées par l’humidité et recoupent les données avec les registres de tribunaux ottomans.

Beyrouth : renaître après l’explosion

Le programme « Phoenix », lancé par l’Université Saint-Joseph et l’Ifpo, a permis de numériser 2 800 manuscrits maronites et arabes chrétiens. L’IA identifie les mains de copistes, propose des datations et reconstruit des fragments que l’œil humain ne distinguait plus.

Abou Dhabi : l’ambition régionale

La « Digital Heritage Initiative » (2023-2027) vise la numérisation de 1,5 million de pages issues de collections publiques et privées du Golfe, du Yémen et d’Irak. Le modèle multilingue (arabe classique, persan, ottoman) indexe, transcrit et traduit automatiquement.

Irak : sauver les survivants de Daech

Le Hill Museum & Manuscript Library et l’Université de Mossoul ont numérisé plus de 30 000 pages syriaques sauvées du pillage djihadiste. Une IA entraînée sur l’écriture estrangela déchiffre désormais des textes que même les derniers moines ne pouvaient plus lire.

3. Derrière la technique, une nouvelle géopolitique de la mémoire

L’IA n’est pas neutre. Elle crée une nouvelle hiérarchie de la conservation.

En Israël, la restauration massive des manuscrits judéo-arabes nourrit une réappropriation culturelle qui peut, parfois, minimiser leur dimension arabe originelle.

Les Émirats se positionnent comme gardiens du patrimoine arabe mondial, un rôle que Le Caire et Bagdad perçoivent comme un soft power intrusif.

L’Arabie saoudite, avec son « King Abdulaziz Digital Waqf Project », numérise 200 000 manuscrits religieux, mais en contrôle strictement l’accès : on sauve, mais on verrouille.

Le Qatar finance de nombreuses restaurations tout en sélectionnant ce qui sera mis en avant, selon ses priorités diplomatiques.

L’IA ne supprime pas les conflits de mémoire : elle les déplace, du terrain au cloud, des bibliothèques aux algorithmes.

Les risques que personne n’ose vraiment nommer

Cette révolution est porteuse de tensions sous-estimées. Les biais algorithmiques pénalisent les écritures minoritaires : dialectes judéo-arabes, garshuni, syriaque oriental. La question de la propriété des données reste explosive : les scans haute définition appartiennent-ils aux institutions locales ou aux géants technologiques qui fournissent l’infrastructure ?

Les cyberattaques se multiplient : tentatives iraniennes contre des serveurs israéliens, rumeurs de ransomware contre des projets émiratis.

Enfin, l’accès reste inégal : plus on numérise, plus certaines collections deviennent invisibles pour ceux qui ne maîtrisent pas l’anglais ou n’ont pas les bons accès institutionnels.

Et pourtant, un espoir tenace

Malgré les tensions, quelque chose change. Des chercheurs palestiniens de Jérusalem-Est échangent des métadonnées avec leurs homologues israéliens. Des coptes égyptiens partagent des modèles d’IA avec des maronites libanais. Des yézidis irakiens récupèrent des fragments numérisés par des universités américaines. Ce n’est pas la paix. Mais c’est une circulation nouvelle — celle des manuscrits, des savoirs, des textes qui voyagent mieux que les hommes.

Focus Moyen-Orient.fr

L’intelligence artificielle, l’IA, ne réparera pas le Moyen-Orient. Mais elle ressuscite ce que les guerres, les nationalismes et les bureaucraties ont enterré : la profondeur, la diversité et les interconnexions réelles de cette région. Sauver un manuscrit, ce n’est pas préserver du papier. C’est redonner à des sociétés entières le droit de se souvenir qu’elles ont été autre chose — et qu’elles pourraient l’être encore.

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A propos Faraj Alexandre Rifai 394 Articles
Faraj Alexandre Rifai est un auteur et essayiste franco-syrien, auteur de "Un Syrien en Israël" fondateur de Moyen-Orient.fr et de l’initiative Ashteret.