Dans une région où les frontières linguistiques sont souvent des frontières identitaires, un mouvement discret mais profond se développe : celui des écoles bilingues. Dans ces établissements, arabes, juifs, anglophones et parfois druzes apprennent côte à côte, dès la maternelle. Loin des slogans et des négociations diplomatiques, ces salles de classe façonnent un autre Moyen-Orient à venir, où l’on apprend à vivre ensemble avant même de débattre de la paix.
Une révolution discrète, loin des projecteurs
Depuis des décennies, les langues ont servi de marqueurs politiques et culturels au Moyen-Orient. L’arabe, l’hébreu ou l’anglais ne sont pas seulement des outils de communication : ils portent des récits, des mémoires blessées, des appartenances parfois opposées. Pourtant, depuis une vingtaine d’années, un modèle alternatif prend forme : celui d’une éducation où deux langues coexistent, se répondent, se complètent. Cette révolution est née du terrain, d’enseignants, de psychologues, de chercheurs, convaincus que la coexistence doit commencer dès l’enfance.
En Israël : arabe et hébreu sur un pied d’égalité
En Israël, les écoles bilingues arabe–hébreu incarnent le laboratoire le plus abouti de cette transformation. Le réseau Hand in Hand regroupe 6 écoles et environ 2 000 élèves en 2024 (rapport annuel). Sa philosophie est simple : si deux peuples sont voisins sur un territoire aussi étroit, ils doivent pouvoir partager une langue. Les classes sont codirigées par deux enseignants, l’un arabophone, l’autre hébréophone, et les matières sont enseignées dans les deux langues sans hiérarchie.
Les études de l’Université de Haïfa et de la Hebrew University (2016–2023) montrent des résultats clairs : les élèves développent une vision moins stéréotypée de l’autre, traversent l’enfance sans intérioriser la méfiance et nouent des amitiés qui résistent aux tensions politiques extérieures.
Il ne s’agit pas d’un miracle éducatif, mais d’une dynamique structurée : les enfants apprennent à raconter différemment les fêtes, les traditions, les histoires familiales. Ils découvrent que la réalité de l’autre n’est pas un danger, mais une expérience humaine parallèle à découvrir et à partager. Pour beaucoup de parents, envoyer un enfant dans ces écoles revient à parier sur une identité plus ouverte, plus confiante, moins obsédée par la menace.
Dans le Golfe : le bilinguisme arabe–anglais comme moteur de modernité
Dans les monarchies du Golfe, le bilinguisme prend une autre forme, mais poursuit un objectif similaire : préparer une génération capable de naviguer dans un monde globalisé tout en conservant une identité solide. Aux Émirats arabes unis, 70 % des écoles publiques d’Abu Dhabi suivent le modèle bilingue depuis 2020 (ADEK). Au Qatar, des établissements comme Qatar Academy ou GEMS American Academy intègrent l’arabe et l’anglais dès la maternelle. À Oman, le programme national vise 50 % d’écoles bilingues d’ici 2030.
Loin de la coexistence communautaire qui caractérise le cas israélien, il s’agit ici d’un bilinguisme de projection : l’anglais ouvre la porte à la science, au numérique, aux échanges internationaux, tandis que l’arabe garantit l’enracinement culturel. Selon Georgetown University Qatar (2021), les diplômés passent d’un univers linguistique à l’autre sans rupture, développant une identité flexible, polyglotte, apte à évoluer dans un Moyen-Orient post-pétrole.
Les limites du modèle : une croissance fragile mais réelle
Malgré leurs succès, ces initiatives restent minoritaires. En Israël, les écoles bilingues représentent moins de 1 % des élèves et dépendent à 80 % de financements privés. Lors d’escalades et conflit, (comme en mai 2021), certains parents retirent temporairement leurs enfants, mais la majorité revient. Dans le Golfe, le modèle public progresse, mais les établissements privés restent majoritaires dans ce domaine.
Ces obstacles n’annulent pas les avancées : les taux de rétention restent élevés (85 % à Hand in Hand) et les études longitudinales confirment des effets durables sur la tolérance.
L’école comme espace neutre : la coexistence avant la politique
Le point commun entre ces expériences, malgré leurs différences, est leur capacité à créer un espace neutre. Dans ces écoles, la politique ne domine pas le quotidien. Les enfants apprennent à comprendre l’autre avant même de comprendre les conflits. Ils s’aperçoivent que deux langues peuvent habiter la même phrase sans se contredire, que deux cultures peuvent s’enrichir sans se menacer, que la diversité n’est pas une anomalie mais un état naturel.
Beaucoup d’enseignants témoignent d’un phénomène frappant : les élèves deviennent parfois les médiateurs de leurs propres familles. Certains expliquent à leurs parents que « l’école n’enseigne pas la haine », que les fêtes de l’autre ne sont pas des manifestations politiques, mais des moments humains. Cette pédagogie de la nuance, presque imperceptible, produit des effets durables.
Une transformation lente, mais irréversible
Rien ne change du jour au lendemain. Les écoles bilingues ne résoudront pas les conflits régionaux, pas plus qu’elles ne remplaceront les accords diplomatiques. Mais elles agissent sur ce que la politique ignore : les perceptions, les réflexes, l’imaginaire. Elles évitent que l’autre soit réduit à un drapeau, une religion ou un slogan. Elles produisent des adultes qui ne découvrent pas la coexistence à 30 ans, mais qui la vivent depuis l’enfance.
Le bilinguisme, dans cette région du monde doit être un levier d’apprentissage culturel et civique. Une manière de dire que l’identité n’est pas un mur, mais une porte.
Photo : Hand in hand https://www.handinhandk12.org/
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Travaux universitaire :
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Université de Haïfa – Études sur les écoles bilingues arabe-hébreu (2018–2024)
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Hebrew University of Jerusalem – Social Cohesion Research Center
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Tel Aviv University – “Jewish-Arab Education in Shared Spaces”
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Georgetown University Qatar – recherches sur le bilinguisme arabe–anglais dans le Golfe
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UNESCO – rapports sur le multilinguisme éducatif
Institutions et organisations :
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Hand in Hand
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Abu Dhabi Department of Education – Emirati School Model documents