
Ce projet d’oléoducs et de gazoducs reliant le Golfe à la Méditerranée via l’Irak et la Turquie pourrait devenir un concurrent direct de l’IMEC, redessinant les équilibres énergétiques et géopolitiques du Moyen-Orient.
Un nouvel axe énergétique en gestation
Depuis plusieurs années, la Turquie et l’Irak planchent sur un corridor énergétique ambitieux reliant le Golfe à la Méditerranée. Ce projet vise à acheminer directement le pétrole et le gaz du Golfe – notamment d’Arabie saoudite, du Qatar et du Koweït – vers les marchés européens via l’Irak et la Turquie, avec le port de Ceyhan comme hub final.
Ce corridor, souvent appelé « Development Road », se positionne comme une alternative – voire un concurrent – au corridor India-Middle East-Europe (IMEC), lancé en 2023 par les États-Unis, l’Inde et l’Union européenne pour contrer l’influence chinoise. Alors que l’IMEC mise sur un axe Inde–Golfe–Israël–Europe, le corridor Turquie–Irak–Golfe ambitionne de faire d’Ankara un hub énergétique incontournable, tout en offrant une alternative stratégique au détroit d’Ormuz.
Les contours du projet Turquie–Irak–Golfe
Un projet stratégique pour Ankara et Bagdad
En mars 2024, la Turquie et l’Irak ont signé un accord de principe pour développer ce corridor énergétique, suivi en avril 2024 par 26 accords bilatéraux lors de la visite d’Erdogan à Bagdad.
Une conférence en mai 2024 à Bagdad, réunissant la Turquie, l’Irak, le Qatar et les Émirats, a également avancé les plans pour une composante ferroviaire et routière (1 200 km), visant à réduire le temps de transit de 10 jours par rapport à la route de Suez.
Le tracé prévoit un oléoduc partant du sud de l’Irak, avec des extensions potentielles vers le Koweït et l’Arabie saoudite, traversant l’Irak jusqu’à la frontière turque, pour se connecter aux terminaux méditerranéens de Ceyhan, déjà un hub pétrolier pour l’Azerbaïdjan et le Kurdistan irakien.
Les objectifs du corridor
- Diversification énergétique : offrir une nouvelle route pour l’exportation du pétrole et du gaz du Golfe, contournant le détroit d’Ormuz, vulnérable aux tensions régionales.
- Renforcement de la Turquie : positionner Ankara comme plaque tournante énergétique entre le Moyen-Orient et l’Europe.
- Relance économique irakienne : créer jusqu’à 100 000 emplois d’ici 2028, selon Bagdad, faisant de l’Irak un pivot régional.
Un projet aux dimensions géopolitiques
Rivalité avec l’IMEC
Lancé lors du G20 de New Delhi en 2023, l’IMEC vise à relier l’Inde aux Émirats arabes unis, à l’Arabie saoudite, à Israël, puis à l’Europe via des corridors maritimes, ferroviaires et énergétiques, incluant des projets « verts » comme l’hydrogène et les câbles de données.
Soutenu par Washington et Bruxelles, l’IMEC s’inscrit dans une stratégie de containment de la Chine et de sa Belt and Road Initiative (BRI).
Le corridor Turquie–Irak–Golfe, en revanche, semble bénéficier d’un soutien implicite de la Chine et de la Russie, qui y voient un moyen de contrer l’influence occidentale et indienne. Pékin, déjà présent dans les ports irakiens via la BRI, pourrait financer une partie des 17 milliards de dollars estimés pour le projet. La Russie, proche d’Erdogan, pourrait garantir une protection contre les sanctions européennes, renforçant l’autonomie du corridor.
La Turquie, hub énergétique régional
Déjà au cœur de réseaux comme BTC, TANAP et TurkStream, la Turquie cherche à consolider son rôle de nœud énergétique.
- Le terminal de Ceyhan, qui exporte déjà le pétrole azerbaïdjanais et kurde, deviendrait un “hub des hubs” avec ce nouveau corridor.
- Cela renforcerait l’influence d’Ankara à la fois vis-à-vis de l’Union européenne et des pays du Golfe.
Les opportunités pour le Golfe
- Arabie saoudite et Koweït : sécuriser une alternative au détroit d’Ormuz, sous pression iranienne.
- Qatar : diversifier les routes pour son gaz naturel liquéfié (GNL), essentiel pour l’Europe post-crise ukrainienne.
- Diversification stratégique : réduire la dépendance à une seule route maritime, surtout en période de tensions régionales (ex. mer Rouge en 2025).
Obstacles et incertitudes
Malgré son ambition, le projet fait face à plusieurs défis majeurs :
- Instabilité irakienne : les zones traversées sont menacées par des groupes armés et des milices pro-iraniennes, avec un risque de sabotage (ex. PKK sous influence iranienne).
- Coûts colossaux : le budget de 17 milliards de dollars nécessite un soutien financier massif, potentiellement via le Golfe et la Chine.
- Rivalités régionales : tensions Turquie–Iran et méfiance saoudienne envers Ankara.
- Concurrence écologique : contrairement à l’IMEC, qui intègre l’hydrogène vert et les câbles numériques, ce corridor reste axé sur les hydrocarbures, ce qui pourrait limiter le soutien européen.
- Alignement international : l’IMEC bénéficie d’un fort soutien occidental, alors que le corridor Turquie–Irak–Golfe navigue entre des alliances fragiles et l’influence croissante de Pékin.
Un rival crédible ou une carte stratégique ?
Le corridor énergétique Turquie–Irak–Golfe s’inscrit dans une tendance majeure : la multiplication des routes alternatives pour sécuriser les flux pétroliers et gaziers du Moyen-Orient vers l’Europe et l’Asie.
Face à l’IMEC, freiné par l’instabilité israélo-palestinienne (ex. guerre à Gaza en 2024–2025) et les rivalités indo-occidentales, ce projet mise sur la géographie, l’ambition turque et le rôle pivot de l’Irak.
Son succès dépendra de deux facteurs clés :
- La capacité de l’Irak à sécuriser son territoire face aux ingérences iraniennes.
- La volonté des pays du Golfe de s’aligner sur Ankara – voire sur Pékin – plutôt que sur Washington.
Ce corridor pourrait devenir un rival sérieux de l’IMEC à court terme, grâce à sa rapidité logistique et à l’urgence énergétique mondiale. À long terme, il pourrait même se complémenter à l’IMEC si Ankara joue habilement l’équilibre entre l’Occident, la Russie et la Chine.
Une chose est sûre : dans un Moyen-Orient multipolaire, ce projet redessine déjà les cartes de l’énergie et de la géopolitique.
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